Mathilde François #1 – Portrait d’une bifurqueuse

Mathilde François, portrait d'une bifurqueuse

D’ingénieure agronome à artiste-accompagnante de territoire

J’ai découvert Mathilde François dans l’émission A l’air libre de Médiapart. La thématique abordée, en juin dernier, était “Bifurquer: Mettre ses compétences au service de ses valeurs”. 

Ses propos et son positionnement m’ont beaucoup touchée. Je m’y suis reconnue, bien que n’étant pas ingénieure. 

Elle évoquait le besoin impérieux de mettre son parcours professionnel, son énergie et son temps de cerveau disponible au service d’actions en accord avec ses valeurs de justice écologique et sociale. Et en parallèle, soulignait la difficulté à effectuer ce pas de côté dans la réalité. Prenant l’exemple de quelques collègues, elle abordait le surinvestissement de certains (pour se sentir en cohérence avec leurs valeurs) menant à l’épuisement professionnel à moins de 30 ans. 

Ces histoires m’ont parlé. Je sais pourquoi aujourd’hui j’accompagne à la reconstruction d’avenirs professionnels. 

J’avais envie de poursuivre cette discussion avec Mathilde et par la même occasion de vous faire découvrir ses réflexions. 

Voici donc un entretien en 3 volets
(# 1 Portrait d’une bifurqueuse,
# 2 – Comment bifurquer à l’échelle de la société ?,
# 3 – Comment bifurquer soi-même durablement ?)
dans lequel nous aborderons :

-son parcours, ses rêves et son regard sur le contexte actuel
-l’état d’avancement des formations d’ingénieurs quant à la question de l’urgence climatique
-des exemples de questionnements de collectivités territoriales sur la transition écologique
-quelques suggestions pour bifurquer soi-même, durablement

Un programme très riche!

Bonne lecture. 

Pour commencer, pourrais-tu te présenter en quelques phrases à ta manière?

Si je te présentais moi-même je dirais que tu es une femme toulousaine, ingénieure agronome, bédéaste (@lavieacroquer), consultante en coopération territoriale chez Partie Prenante. Mais j’aimerais entendre ta propre définition de toi-même

Je suis diplômée ingénieure agronome et je travaille avec des collègues politistes à accompagner les collectivités territoriales dans leur coopérations territoriales. Je suis aussi activiste à Alternatiba (Réseau Action Climat).

Voici en quoi consiste mon métier: 

Aujourd’hui on a de plus en plus de politiques publiques qui vont être transversales en termes de thématiques (par exemple, on voit bien qu’une politique d’aménagement ne peut plus se faire sans prendre en compte la mobilité, la gestion des transports en communs, la nécessité de réduire l’emprise au sol du bâti, les enjeux d’îlots de chaleur urbains, les habitats de la biodiversité…). On observe qu’il y a de plus en plus de monde autour de la table. De plus en plus, avec l’urgence d’organiser une transition écologique de la société, les collectivités territoriales sont obligées d’inventer des coopérations avec les autres acteurs pour créer des transformations effectives (la société civile, les corps intermédiaires, les associations, les entreprises…). 

Faciliter ces échanges, demande beaucoup de tact, on fait du tissage entre les personnes, une grande toile d’araignée au sens positif du terme.

En parallèle de ça, j’ai été formée aux approches systémiques et aux approches complexes. C’est un prisme qui me convient et qui me paraît très adapté dans la manière de considérer les situations actuelles.

Par ailleurs, je suis aussi artiste. Je fais des bandes dessinées de « râlerigolade » comme je dis. J’essaye avec humour de passer de l’intime au politique.

Avant je voulais faire du cinéma. Mais dans la BD il y avait un côté plus direct: tu as une idée dans un café, tu le griffonnes, tu le prends en photo et la BD est faite. Je me rapproche plus du dessin de presse que de la BD. Mes références sont plutôt Bretecher, Catherine Meurisse, Coco, Emma Clit. Il y a un côté hyper vivant dans leurs dessins. 

J’aime beaucoup exagérer les émotions. J’avais envie de râler efficacement. J’ai donc créé un blog de chroniques quotidiennes écolo et féministes.

Donc j’aimerai bien me dire artiste, systémicienne, accompagnante de territoire. 

Et je suis à Paris, mais bien Toulousaine ! 🙂

Quel est ton rêve aujourd’hui d’un point de vue professionnel?

C’est d’arriver à construire un endroit où je puisse profiter, et faire profiter de cette approche mixte: alliant approche systémique et outils artistiques pour faire de l’espace au sensible et que tout ça ait un impact très concret et politique sur la justice climatique. 

Mon travail jusqu’ici est une expérimentation première parce qu’on a intégré de la bande dessinée, on a exploré de nouvelles formes au sein de nos accompagnements aux collectivités (facilitation graphique en direct pour synthétiser les propos, illustrations capturant des bribes de réflexions collectives en séminaire pour opérer un effet miroir, bande-dessinée pour traduire visuellement une étude et ouvrir des débats).

Je pensais trouver des endroits qui mêleraient art et politique d’urgence climatique, mais il va surtout falloir les inventer. 

Je rêve d’exercer avec un collectif de professionnels des pratiques radicales dans des projets de territoire. “Pratiques radicales” au sens qui prennent nos problèmes à la racine, pour transformer notre organisation sociale, que ça soit pour réduire notre impact environnemental, pour la justice climatique, ou pour s’adapter aux grands changements de notre milieu de vie. 


Je rêve de pratiques transgressives, dans un sens fertile et créateur. Nous devons secouer nos habitudes et nos rôles sociaux. Par exemple, il s’agirait dans un projet d’aménagement de territoire où l’on quitte des habitations qui seront inondables, de faire de la place aux émotions, au deuil, parler de l’incertitude, de la peur, de ce qu’on veut défendre comme milieu de vie. On pourrait discuter de nos responsabilités, en faisant venir nos enfants au conseil municipal par exemple, « sommes nous de bons ancêtres ? » demande une amie, Isabelle Geraldo, éco-facilitatrice.

Autre exemple, on pourrait organiser des débats et des groupes d’essai autour du renoncement. Car oui il faut discuter de renoncement et de fermeture (au sens de Monin et Landivar).

Concrètement, ces pratiques dont je rêve se baseraient sur de la mise en récit, de la mise en image et de mise en scène. Dans une équipe avec anthropologues, metteurs en scènes, comédiens, urbanistes…

Par exemple, j’adorerais qu’on organise une séance médiatique avec tout le gratin d’une intercommunalité, et la Présidente ou le Président serait là et inaugurerait avec fierté un champ sans rien de construit dessus, en se félicitant « nous avons réussi à NE PAS CONSTRUIRE » sur ce terrain. Il couperait un ruban rouge avec des ciseaux dorés… comme on le fait d’habitude pour inaugurer une nouvelle résidence.

Ce sont des exemples, mais c’est l’esprit.

Quel était ton rêve, à l’époque lorsque tu as choisi ta voie vers l’ingénierie puis l’ingénierie écologique?
Qu’avais-tu envie de défendre à ce moment-là?

Quand j’étais au lycée mon rôle modèle c’était Sabine Kinou dans C’est pas sorcier . Je m’intéressais donc à la vulgarisation scientifique, c’était à la fois artistique, du terrain, des rencontres, comprendre des problématiques sociales et écologiques. J’aimais bien ce côté multiple, la sensation de liberté que j’avais l’impression qu’ils avaient et j’adorais les sciences naturelles.

A dix-huit ans, je me disais: “si je suis ingénieure, j’aurai le bon pins qui me permettrait qu’on me fasse assez confiance pour que j’invente des choses et que je réalise une forme de vulgarisation écologique”.

Tu n’es donc pas si éloignée que ça aujourd’hui de ton objectif de dix-huit ans.
D’une certaine manière, tu as gardé ce cap il me semble.
Qu’en penses-tu?

Il y a des choses que l’on retrouve effectivement, des sortes de moteurs: 

-le moteur de communiquer fort

-le moteur de politiser fort

-le moteur daller au contact des situations et de les comprendre.

Mais il y a quand même eu un endroit de choc pendant mes études: je me suis rendue compte quon avait pas spécialement un manque d’informations sur le niveau d’urgence mais un manque d’une transmission concrète entre le monde scientifique et l’action politique collective.
On ne passe pas à l’action malgré la production de données alarmantes.

Il y a quand même eu une bifurcation à ce moment-là, j’ai commencé à devenir beaucoup plus politisée. 

Les ingrédients sont là comme tu le dis, mais pour moi, tout n’est pas en cohérence. 

Je rêve maintenant que ça décape, que quand tu travailles avec d’autres personnes tu sentes cet espèce d’air frais, de décapage, de sentir qu’on est sorti de nos habitus. 

Cette sensibilité écologique, l’avais-tu déjà au moment où tu t’es orientée ou s’est-elle construite au fur et à mesure? 

Je l’avais déjà. J’ai grandi dans une famille assez écolo, militante, engagée. 

En étude d’agro, surtout dans mon école, il y avait une formation de base très écologique et on s’est pris des grosses claques sur les impacts de notre alimentation, les limites planétaires, les rapports du GIEC, etc.
Je suis sortie de cours en pleurant et je trouve que c’est le strict minimum, tant qu’on a pas pleuré d’angoisse ou pas dormi de la nuit vis à vis de l’urgence climatique c’est qu’on a pas eu les bonnes infos. 


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