Mathilde François #2 – Comment bifurquer à l’échelle de la société ?

J’ai découvert Mathilde François dans l’émission A l’air libre de Médiapart. La thématique abordée, en juin dernier, était “Bifurquer: Mettre ses compétences au service de ses valeurs”. 

Ses propos et son positionnement m’ont beaucoup touchée. Je m’y suis reconnue, bien que n’étant pas ingénieure. 

Voici donc un entretien en 3 volets:
# 1 – Portrait d’une bifurqueuse
# 2 – Comment bifurquer à l’échelle de la société ?
# 3 – Comment bifurquer soi-même durablement ?


N’hésitez pas à aller découvrir le 1er volet et le 3ème volet de cet article.

De l’extérieur, suite aux discours d’Agro Paris Tech, Centrale, etc on a l’impression que la prise de conscience sur l’urgence écologique n’est pas suffisamment approfondie dans les formations d’ingénieurs.

Au regard de ce que tu dis (cf Article #1 Portrait d’une bifurqueuse), il existe des écoles qui font passer ces informations primordiales. Il y a donc certainement des programmes à revoir mais c’est important aussi de se rendre compte qu’à l’inverse tout n’est pas à réinventer.

C’est un bon diagnostic ce que tu dis. Justement, si tu écoutes le discours de fin d’année d’étudiants à l’ENSAT de Toulouse (école publique), il est extrêmement intéressant. Je m’y suis beaucoup mieux retrouvée que dans le discours d’Agro Paris Tech. Mais il y a 2 éléments qui explique cela:

  1. On n’a pas tout à fait les mêmes cours dans le tronc commun d’une école à l’autre, la part de contenu sur l’urgence écologique et le rattachement de ces enjeux à l’organisation de nos productions et de consommations est variable. Par exemple, l’ENSAT a été classée 5ème des écoles d’ingénieurs pour ses efforts en matière de transition écologique et sociétale (Les Echos Start).
    Même si on peut légitimement se poser la question des critères de ce classement, puisque la 3ème école d’ingénieur « écologique » est une école d’aéronautique toulousaine ISAE SupAero dont la moitié des diplômés travaille pour le secteur aéronautique et spatial qui doivent décroître pour rentrer dans les limites planétaires. On se demande comment la finalité des emplois auxquels on forme les étudiant.e.s est prise en compte dans leur analyse.
  1. La dernière année on a des spécialisations donc ça donne des orientations. Cette année, la majorité des étudiants sont répartis dans des spécialités hyper écolos (Gestion des ressources, Agroécologie des territoires, Ingénieur des développements durables). C’est un signal hallucinant. Autre exemple: le master que j’ai fait a doublé en moins de 5 ans. Quand j’étais en formation on était 24, aujourd’hui ils sont 50. 

    Tout cela me fait dire que l’ENSAT est une école particulièrement écologique et que les autres ont de bonnes raisons de râler.
    Je considère que c’était le strict minimum d’apprendre ça quand on prétend exercer ensuite à des postes où tu prends des décisions pour d’autres. Les étudiants, quelque soit leur formation, sont légitimes à demander la création ou le renforcement d’une formation environnementale solide et des espaces pour penser à quelle fonction ils veulent avoir dans la société. C’est une question de survie collective.

Il y a alors les deux constats.
Et on a donc pas à repartir de zéro pour toutes les formations, on a à s’inspirer de celles qui existent déjà.
 

Oui. Justement, l’actuel responsable pédagogique du MSEI (Master Spécialisé Éco Ingénierie), a été élu vice-président de l’écologisation de l’INP Toulouse (le réseau national des écoles d’ingénieurs). On lui a demandé de transposer les principes de formation du MSEI aux formations des autres écoles. Certaines n’ont aucune formation sur l’écologie, aucun espace de réflexivité éthique et amènent les étudiants à travailler dans des entreprises sans en interroger la finalité.
Il n’est pas possible de compacter la formation du Mastère Spécialisé Éco Ingénierie qui dure 6 mois pour en faire un module de 50 heures, qu’on ajouterait au tronc commun de chaque école. Si on décide de former aux enjeux environnementaux, cela nécessite une transformation profonde de la formation dans l’ensemble. Et cela ne peut se faire qu’avec les enseignants des écoles, et les étudiants, eux -mêmes. On n’ajoute pas un pins vert sur la plaquette pour dire « ça y est, on fait des ingénieurs écolos ! ». On dirait une publicité pour voiture qui dit à la fin « pensez à prendre les transports en commun ».

C’est son parti pris, et je le partage.
Je travaille avec lui sur ce sujet. On plonge les étudiants, enseignants chercheurs et directions des administrations dans des expérimentations collectives en séminaire, pour opérer des transformations beaucoup plus longues mais plus systémiques. 

Donc ce n’est pas simple mais on essaie de le faire à l’échelle de l’INP Toulouse et je pense qu’il y a d’autres endroits où ça se fait un peu différemment. 

(Pour en savoir plus à ce sujet: « Anticiper les chocs à venir » : à Toulouse, le mastère qui change la vie des ingénieurs, Le Monde, Janvier 2022)

Comment le cabinet dans lequel tu travailles Partie prenante, contribue t-il à la transition écologique, concrètement?

Il y contribue de deux manières:
-La première manière: Parfois avec les collectivités territoriales, on fonctionne par appels à projets et ceux-ci intègrent déjà une thématique écologique. 

Par exemple, on a travaillé avec 4 collectivités territoriales: la question posée était “Comment les villes moyennes peuvent organiser la question des modes de consommation et de production dans leur territoire face à l’urgence écologique?”

Donc pendant un an et demi, dans quatre territoires en parallèle on a enquêté sur “qui sont les consommateurs et producteurs du territoire? “.
On a construit un atelier d’expérience prospective, où l’on avait rassemblé des éléments de prospective sur les ressources territoriales en termes de biodiversité, de climat, etc (telles que l’augmentation éventuelle du prix de l’énergie, l’obligation potentielle de neutralité carbone, l’impossibilité d’absorption des surplus d’eau donnant lieu à des inondations, etc).

L’idée était de chercher quelles seraient les vulnérabilités des producteurs et des consommateurs dans ces situations prospectives pour identifier les autres possibilités à envisager avant d’en arriver à telle ou telle situation. 

Nous étions ensuite entrés en contact avec des acteurs du territoire et avions essayé d’inventer des pistes de politique publique à mettre en place de manière très transversale.

Ou, autre exemple, nous avons participé à un projet de recherche action (Dé)formations, visant à repenser la formation des élus, lancé en avril 2020 jusqu’en avril 2022. Il est porté par l’Institut Paris Région et la 27e Région, avec l’appui de l’agence Partie Prenante et du designer Norent Saray-Delabar. (Dé)formations est conduit dans le cadre du programme TIGA (Territoires d’Innovation de Grande Ambition) « Construire au futur, habiter le futur », porté par la Région Ile-de-France. 

Dans ce contexte, nous avons beaucoup travaillé avec des élus locaux chargés de transition écologique sur leurs besoins pour mener à bien leur mandat, et sur leurs difficultés.
Les enseignements sont disponibles sur le blog de la recherche action, et la démarche a donnée lieu à une tribune dans le courrier des Maires : « Pour être à la hauteur des défis de la transition, il est temps de prendre en main notre (trans)formation »
(Pour en savoir plus à ce sujet: https://www.courrierdesmaires.fr/article/pour-etre-a-la-hauteur-des-defis-de-la-transition-il-est-temps-de-prendre-en-main-notre-trans-formation.49697, Le Courrier des maires, Mai 2022)

-La 2ème manière: Quand n’importe quelle question de coopération territoriale pose des questions d’urgence écologique. 

Par exemple, lorsque la demande de départ est “Comment est-ce que l’on peut développer la démocratie locale et participative de manière très fluide?” Mais d’une certaine manière ça met le pied à l’étrier pour travailler avec des méthodes d’urgence écologique. Pour réfléchir à une démocratie inclusive, on s’est posé la question “Comment aller chercher les gens là où ils sont ?” (club de boxe, etc) plutôt que de leur demander de se déplacer à une réunion.
Et finalement c’est une question d’urgence écologique que de se demander comment aller à la rencontre des gens là où ils sont parce que leurs vulnérabilités vont s’accroître avec les problématiques environnementales.

Ce type de réflexion accompagne la mise en place de transversalité dans les réflexes.

Te sens-tu plutôt optimiste ou pessimiste concernant l’évolution de nos actions en France pour faire face au dérèglement climatique?

A l’échelle nationale, on est en dessous de tout, on n’est vraiment pas à la hauteur des urgences. On monitore l’apocalypse pour se donner bonne conscience. 

J’ai un exemple assez clair en tête: dans la loi climat résilience (en partie réalisée à partir du travail de la convention citoyenne pour le climat), il a été décidé de financer un diagnostic pour identifier les villes du littoral qui vont se retrouver sous l’eau d’ici 2050 et 2100. Un énième diagnostic. 

Le nombre de communes qui vont en bénéficier est drôlement inférieur au nombre de communes concernées réellement (la moitié). 

Les conséquences de ces diagnostics paraissent complètement aberrantes (constructions interdites mais aménagements toujours possibles pour les villes touchées dans moins de 30 ans, et constructions autorisées pour celles touchées dans 50 ans). Alors que, comme le souligne l’un des élus locaux concernés, l’énergie et l’argent devraient être mis à organiser les déplacements des habitants de ces villes.
Nous allons avoir des réfugiés climatiques au sein de notre pays. Déplacer une ville se fait à l’échelle d’une génération, il faut commencer maintenant.  

C’est un travail à la fois d’ingénierie, d’urbanisme circulaire (récupération de matériaux), de diplomatie territoriale (relogement des personnes), d’accompagnement émotionnel des habitants. 

Du côté du mouvement climat, on arrive à la fin d’un cycle de lutte avec les élections présidentielles qui ont eu lieu.
J’ai hâte de voir ce que sera la suite du mouvement, quelles places nous pourrons prendre et par quelles modalités d’action.
J’ai de bons espoirs que la question de la justice sociale et climatique vienne au centre du débat. C’est essentiel que le mouvement Climat soit moteur de la lutte contre les inégalités. Parce que les populations les plus pauvres sont celles qui polluent le moins, et celles qui subissent le plus les effets du changement climatique sur leur santé et leurs vies. A l’échelle française comme à l’échelle planétaire.


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