J’ai découvert Mathilde François dans l’émission A l’air libre de Médiapart. La thématique abordée, en juin dernier, était “Bifurquer: Mettre ses compétences au service de ses valeurs”.
Ses propos et son positionnement m’ont beaucoup touchée. Je m’y suis reconnue, bien que n’étant pas ingénieure.
Voici donc un entretien en 3 volets:
# 1 – Portrait d’une bifurqueuse
# 2 – Comment bifurquer à l’échelle de la société ?
# 3 – Comment bifurquer soi-même durablement ?
N’hésitez pas à aller découvrir les autres articles sur Mathilde François.
Dans ton article pour le blog Mediapart, tu parles de “Réinterroger notre action radicalement”. Qu’est-ce que cela signifie quoi pour toi concrètement ?
Pour moi réinterroger de façon radicale c’est aller à la racine, faire quatre pas de recul et regarder le système dans lequel mon action s’inscrit.
Il y a 3 niveaux selon moi:
1-Etre réflexif à un niveau technico-politique:
Par exemple, si je travaille dans une super start-up qui ramasse le plastique sur les plages pour en faire des tennis recyclées. De temps en temps, je me pose et je rétropédale. Je me demande à quel moment ce plastique arrive sur une plage? En faisant quelque chose de ce plastique, est-ce que je ne cautionne pas le système total de production du plastique.
Si je suis un pansement, qui a causé la blessure et qu’est-ce qu’il permet de ne pas réinterroger derrière?
2-C’est aussi réinterroger ses pratiques professionnelles:
Est-ce que j’arrive à mettre en application ce que je prône? On a besoin d’espaces de réflexivité ou de temps d’analyse de pratique dans nos métiers. Il n’y a pas toujours les moyens à mettre en face de nos ambitions. Nous sommes parfois, le maillon d’un système dont il faudrait s’échapper et dont on n’y arrive pas.
Également, est ce qu’on arrive à faire exister des espaces professionnels ou associatifs qui luttent contre les violences structurelles comme le sexisme, le racisme, le validisme ? Concrètement, c’est très difficile de ne pas reproduire ces mécanismes, surtout dans la précipitation à réaliser les missions qu’on a et à faire tourner l’entreprise ou l’association.
Ça ne suffit pas du tout de se proclamer « pro égalité des sexes », par exemple:
Est ce qu’on a déjà formé tous les collègues aux luttes contre les violences sexistes au travail ?
Est ce qu’on a déjà pris le temps de considérer le partage des temps de parole genrés ?
Est ce qu’on a rendu public les salaires pour comparer les évolutions salariales ?
Est ce qu’on a déjà soutenu activement les employés papa à prendre un congé paternité de longueur égale que les congés maternité pour réduire l’écart de carrière qui se joue à ce moment là ?
3-Il s’agit aussi de faire un examen de nos moteurs, nos valeurs.
Comment trouver l’équilibre entre « s’interroger souvent » et « se laisser tranquille », selon toi? As-tu trouvé cet équilibre?
Je trouve que la bonne manière de trouver l’équilibre est de ne pas compter sur soi (“j’y penserai quand ce sera le bon moment”). Notre cerveau est beaucoup mieux câblé pour faire du curatif que du préventif.
On attend souvent la crise pour être en posture réflexive. Alors que pour moi c’est une pratique régulière, comme le sport. Pour se muscler il faut faire des formations, participer à groupes de pairs, accepter de se faire accompagner pour les pratiques professionnelles avec des rendez-vous réguliers par une personne tierce. Le fait d’avoir un interlocuteur ça oblige à faire un point régulier.
Mais c’est difficile de faire intervenir quelqu’un d’extérieur. Déjà on a du mal à aller chez le psychologue pour soi. C’est encore plus rare d’aller en famille chez un thérapeute familiale systémique. Alors faire venir une supervision systémique dans l’entreprise ou l’association… c’est vraiment rarissime de le voir.
Ça demande un grand niveau de maturité de l’organisation. Pourtant je pense que c’est essentiel si on prétend apporter de la transformation au monde. Ça existe en plus, il y a des professionnels qui font ça très bien comme accompagnement systémique.
Ai-je trouvé cet équilibre ? Il me semble que lorsque cette question te déborde c’est souvent que tu n’es pas à l’équilibre en termes d’actions. Si je me sens utile là où je suis, je vais faire des points réguliers. Si en revanche, je suis en dissonance cognitive, je vais me poser la question toutes les nuits.
Donc quand on se la pose en permanence c’est que notre besoin de contribution n’est pas assouvi.
Dans ton article « Bifurquer, c’est tout le temps à refaire (et ça s’apprend) » sur le Blog de Mediapart, tu nous proposes quelques suggestions pour bifurquer durablement:
- » Repérer les injonctions contradictoires et l’impossibilité d’y répondre pour ne pas souffrir
- Ne pas rester seul·e·s et aménager des espaces réflexifs
- Diagnostiquer honnêtement ses marges de manœuvre et les endroits figés, pour ne pas s’épuiser
- Prendre soin des émotions suscitées par la lutte, éco-anxiété entre autres”
Je me sens tout à fait en phase avec ce que tu proposes. J’y ai réfléchi aussi de mon côté et voici d’autres suggestions qui me paraissent importantes, sur lesquelles j’aimerai avoir ton avis:
[AF]
- Identifier ses limites: Définir quel est le cadre d’éléments non acceptables pour savoir se protéger. Se demander à partir de quand on ne tolérera plus de rester dans un certain contexte de travail pour s’autoriser ensuite à chercher d’autres opportunités ailleurs, à faire autrement.
- Écrire son cap, son ambition de départ et la revoir régulièrement.
- Faire la liste des autres options pouvant nous aider à atteindre notre ambition (bien que celle-ci puisse évoluer en cours de route) pour ne pas se sentir bloqué sur une situation ou un métier particulier.
- Semer ces idées et observer ce qui germe. Semer quand on en a l’énergie pour que d’autres possibilités, correspondant mieux à nos aspirations, puissent émerger
[MF] C’est très complémentaire.
Je passe aussi beaucoup par l’écrit et les carnets. C’est comme les vins, ça se bonifie en vieillissant. J’aime noter ce que j’ai trouvé très épanouissant ou ce qui m’a vraiment coûté dans mes différentes expériences. Quand tu te relis trois mois après, tu te regardes comme si tu étais quelqu’un d’autre. Tu construis le sens à posteriori.
Ce n’est pas grave si le cap change, mais je trouve qu’il faut se regarder dans la glace très souvent et se rappeler quel était notre cap pour ne pas s’en éloigner, pour ne pas se perdre.
Passer par l’écrit pour identifier le cap, les besoins ou les finalités c’est important. Je l’ai fait seule mais j’ai aussi eu besoin d’être aidée.
Il est nécessaire de demander de l’aide pour cheminer et aller voir le psychologue, ou le coach ou la personne qui propose un accompagnement au bilan motivationnel, régulièrement comme on fait du sport. C’est pour sa santé et celle des autres aussi.
Les problèmes vécus au sein des équipes sont très souvent des problèmes de mauvais management, de mauvaise circulation d’information, de besoin d’espaces de sécurité relationnelle (demandant des médiations), ou de clarification des rôles et des fonctions de chacun.
Je trouve qu’il n’y a pas d’espaces de réflexivité au sein des organisations non plus.
Je nous souhaite collectivement d’aller vers de plus en plus d’espaces de réflexivité au sein des organisations, surtout des organisations qui prétendent agir pour un monde « durable ».
Ce sont des pratiques qui sont de plus en plus portées par les générations de jeunes diplômés. C’est une analyse à gros traits, mais il me semble que le besoin d’horizontalité dans l’organisation et de sens dans l’action est plus exprimé qu’il y a 10 ou 20 ans dans le monde du travail. Je parle là de diplômés bac+5 dans des fonctions principalement servicielles, c’est restreint, mais c’est ceux et celles que je côtoie le plus, je n’ai pas une analyse sociologique transversale.
Après, si cette demande est prise au niveau du développement personnel appliqué à l’entreprise, on loupe le coche. Pas question de psychologiser les souffrances au travail et encore tout faire peser sur les individus. L’avènement d’espaces réflexifs collectifs doit permettre une action collective, et clairement être en complément des luttes pour le droit du travail.
Et comme mot de la fin, je pense qu’on doit décréter et défendre le droit à ce que notre travail, l’énergie qu’on dépense, serve à construire une société de justice sociale et climatique.
Merci de ton écoute et de tes questions !
[AF] Merci à toi!